• Ferrari dans un style d’écriture réaliste offre à travers le destin intergénérationnel d’une famille corse un conte philosophique aux accents de tragédie grecque voire oedipiennes aux notes incestueuses. C’est un récit quasi métaphysique sur l’individu et la société. La tonalité est grave, le regard porté sur l’existence humaine dure et pessimiste.

    La vie de la famille Antonetti est en somme une parabole sur laquelle rebondit l’auteur pour développer une théorie déterministe de l’évolution des sociétés et des humains qui la composent. Il se focalise plutôt sur leur mort. La disparition de l’une ne signifie pas celle des autres et inversement.  La mort est omniprésente voire omnipotente dans la biographie des personnages de Ferrari. Ambiance  mortifère. Le vocabulaire de la sécheresse est récurent tandis que la description des vivants est clinique, quasi biologique, à la frontière de l’écoeurement parfois (confère les actes sexuels). Le narrateur le soulève à un moment de manière très explicite « il n’y avait pas d’âme mais seulement des fluides régis par la loi d’une mécanique complexe, féconde ».

    A l’image de Marcel ou de son beau-frère, du père de Marcel, ils errent parmi les vivants en attendant leur mort. La tragédie de la famille Antonetti  reste au premier plan: destins ratés, drames latents (le bar de Matthieu et Libero voué à périr => cette micro société là aussi disparaît) et ouverts (le mariage incestueux de deux cousins).

    La réflexion sur la vulnérabilité et la mortalité inéluctable des humains et des sociétés humaines ne trouve de réponse claire tout au long de l’intrigue seulement en filigrane jusqu’à la fin majestueuse. Le rappel en épilogue du sermon de Saint Augustin éclaire l’œuvre en entier. A la lumière de la leçon chrétienne qu’a délivrée Saint Augustin à Hippone, on comprend la vérité essentielle, ontologique même sur les Antonetti. Les rêves brisés de Matthieu ne sont que le reflet des échecs permanents ou réussites éphémères des tous les mondes que les hommes bâtissent. Le génie de Ferrari réside dans sa capacité à faire miroiter la diversité de ces mondes qui forme la « cité terrestre ».


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  • Littérature

     

    Une journée d'Ivan Dessinovitch:

    Un roman écrit par Alexandre Soljenitsyne(1918-2008)

    Publié sous Khrouchtchev dans la revue Novyi Mir en 1962, Une journée d'Ivan Dessinovitch de Soljenitsyne (lui-même prisonnier du Goulag entre 1945 et 1956) décrit avec une acuité hors du commun la journée d'un certain Ivan Dessinovitch Choukhov, détenu, ou zek, au sein d'un camp de travail forcé soviétique.

    Ce roman est une immersion précise et extraordinairement réaliste dans le système concentrationnaire soviétique et plus spécifiquement stalinien. Tout y est: le climat polaire inhospitalier, les travaux forcés harassants, la répression quotidienne -effectuée par les dirigeants du camp- qui installe un climat de peur perpétuel et enfin une description précise des moeurs et usages de cette microsociété qu'est le Goulag.

    Bref, c'est une plongée permise au lecteur dans un environnement inhumain où malgré tout l'être humain essaye de survivre....

     

    A l'image de Choukhov, c'est le portrait de milliers de zeks que Soljenitsyne dresse:

    Le lecteur au cours du récit fait la connaissance du personnage principal, Choukhov. Cet ancien paysan a été envoyé au fin fond de la Sibérie, condamné à dix ans de travaux forcés pour des raisons obscures. Tout comme la plupart des ses camarades d'ailleurs. Effectivement, C. a été accusé à tort d'avoir collaboré avec les Américains alors qu'au contraire il a été emprisonné par ces derniers. Pleins d'autres exemples viennent appuyés le fait que la justice soviétique était complètement arbitraire mais qu'elle répondait aussi à la logique implacable de l'idéologie soviétique. Des compagnons de C. ont par exemple été arrêté car ils étaient fils de koulaks (riches paysans russes) ou alors chrétiens ( c'est le cas d'Aliona, l'un des camarades de baraque d'I.D.C.) or on sait que l'Etat soviétique ne tolérait aucun culte en dehors de celui de Staline (le culte de la personnalité).

    Détenu depuis huit ans, C. a donc adopté malgré lui le rythme de vie du camp. La narration omnisciente permet de connaître les sensations et sentiments du personnage. On est alors frappé par sa force d'esprit: un mélange de résignation mais aussi d'espérance car C. sait que sa situation n'est pas près de changer mais chaque jour qui s'écoule le fait, certes de manière imperceptible, se rapprocher de l'échéance de sa peine. Et on comprend, nous lecteurs, que c'est cette force qui a permit aux zeks – au-delà de la résistance physique- de survivre à l'enfer des camps....

     

    Une microsociété hiérarchisée:

    L'analyse sociologique de l'univers des camps est menée de manière très judicieuse par l'auteur. La précision des descriptions rend compte de l'organisation subtile du camp qui dans des conditions extérieures évidemment différentes est à peu près la même que celle de la société libre. Tout d'abord , les détenus sont divisés en groupe différenciés par différentes fonctions. Il y a la «main d'oeuvre» - telle est l'expression d'I.D.C – qui désigne les détenus forcés au travail. Puis au rang supérieur ceux sont les brigades chargées de surveiller la main d'oeuvre. Celles-ci sont aussi composées de détenus. De nombreuses autres «qualifications» suivent. Puis, au sommet de l'organisation du camp ceux sont les apparatchiks, les cadres du parti qui contrôlent tout. De cette hiérarchisation découlent des rapports de force explicites auxquels sont soumis les détenus. Du simple brigadier au directeur du camp, tous les «représentants de l'ordre» font tout pour maintenir un halo de peur et d'appréhension autour de leur personne. ( C. évoque à maintes reprises les sanctions émises par le directeur du camp, Volkovoï, envers ses codétenus et ce en insistant toujours sur le caractère effrayant de cet homme). Chaque occasion de dérapage d'un zek est l'occasion d'un déchaînement de violence, omniprésente, sous la forme de coups de matraque ou même d'emprisonnement au BOUR - qui est une véritable prison dans la prison. Les zeks sont envoyés dans ce cachot en punition pour avoir mal répondu à un supérieur ou pour avoir mangé un gramme de trop au réfectoire. Parallèlement et de manière corolaire, une microéconomie se forme mais une économie biaisée. Effectivement, les zeks s'échangent entre eux des biens trouvés ou qu'ils ont obtenus en «graissant la patte» aux chefs, souvent du tabac ou de la nourriture comme un morceau de pain, «une miche». De plus, ils ont accès à certains services comme le coiffeur, les bains mais ce toujours en échanges de denrées - qu'ils ne peuvent que difficilement se procurer – et non d'argent car les détenus ne sont même pas rémunérés à l'issue de leur travail qui de surcroît est harassant.

    Enfin, pour parachever le tableau d'une journée au coeur du Goulag, l'auteur a écrit son récit - dans une logique de réalisme - entièrement en argot c'est à dire dans la langue des camps. C'est ce qui fait de mon point de vue l'ambivalence du livre, sa faiblesse et sa richesse. Sa faiblesse car l'écriture argotique rend le récit de fait plus hermétique, plus abscons – certaines phrases exigent parfois une relecture. Cependant, l'emploi du langage des zeks est ce qui fait du roman un chef d'oeuvre de précision, de réalisme et surtout d'humanisme. Car c'est un hommage aux millions d'hommes morts dans l'«Archipel du Goulag» que Soljenitsyne rend à travers Choukhov...

     


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